Le rebouteux

 

À trois kilomètres de la ville, en un petit hameau qu’on appelle les Mélinettes, habitait un célèbre rebouteux, Jacques-Éloi Latorne, du nom de son père, Désiré-Patrie-Marie Latorne, lequel avait été, de son vivant, un maréchal réputé pour son adresse à ferrer les chevaux et à couper la queue des poulains. De l’aveu de tous les paysans qui s’y connaissaient, pardi, aussi bien que les bourgeois et les notaires, Jacques-Éloi Latorne était un homme très savant et plus habile en son art qu’aucun des sérugiens du pays. Non qu’il eût fait d’inutiles et brillantes études, en quelque lointain collège ou dans une université quelconque, comme tant d’autres qui n’en sont pas moins demeurés des imbéciles ou des ivrognes. Latorne ignorait le latin, le grec, et aussi le français ; tout au plus, étant gamin, avait-il, à l’école communale des Mélinettes, appris à lire, à écrire, à compter, – de quoi, d’ailleurs, il ne lui était resté que d’imparfaits et vagues souvenirs. Mais sa science était tout autre et meilleure, et encore ne la devait-il qu’à lui-même, ce qui est l’indice d’une peu ordinaire intelligence et d’un vrai tempérament.

Lorsqu’il travaillait avec son père, c’est-à-dire lorsque, le tablier de cuir aux reins et la figure noire du charbon de la forge, il maintenait entre ses deux mains déjà robustes, le sabot fumant des chevaux, il s’amusait à étudier les bêtes. Si le père Latorne faisait rougir les fers à la forge, ou s’il les façonnait sur l’enclume, avec son marteau alerte et chantant, lui, le gamin, tournait autour des bêtes, les tâtait partout, se rendait compte du jeu de leurs muscles et de leurs articulations, de la position des os et de leur fonctionnement. Le dimanche, à la promenade, il agissait de même avec les vaches, les moutons, et généralement tous les animaux qu’il rencontrait, paissant les berges des chemins. On s’étonnait bien, parfois, de ces pratiques, où les autres enfants n’avaient pas coutume, et on lui demandait :

– Quoi qu’ tu fais après ma vache ?

Et le petit Éloi répondait, très grave :

– J’ prends de l’instruction.

De là, par une opération de l’esprit qui s’appelle la comparaison, à étudier le corps des hommes, il n’y avait pas loin. Et, dans ses moments de loisirs, Éloi s’absorbait en des recherches anatomiques sur les autres et sur lui-même. Il étudia même les filles, au grand scandale de celles qui craignaient de le voir chercher autre chose que le secret des genoux et des fémurs.

– C’est-y point des bêtes, ni plus ni moins ! disait-il en se défendant de toute intention malséante.

Au bout de quelques années de ces études intermittentes et spéciales, Jacques-Éloi Latorne acquit la conviction que les vétérinaires et les médecins, avec leurs drogues et leurs phrases que personne ne comprenait, n’étaient que des ânes bâtés, des faiseurs exploitant le pauvre monde. Et il s’établit rebouteux !

Il conquit très vite une certaine réputation qui devait aller grandissant de jour en jour. C’était, du reste, un bon garçon, qui n’épargnait pas sa peine et ne réclamait rien aux pauvres gens qu’il guérissait gratis. Car il guérissait, – il n’y avait pas à dire le contraire, malgré les médecins, qui parlaient de lui en haussant les épaules et qui n’en laissaient pas moins mourir leurs malades –, non toutefois sans avoir, au préalable, vidé leurs bourses – il guérissait bêtes et gens indifféremment ! On cita de lui des cures merveilleuses, qui lui valurent du respect et le titre de monsieur.

M. Éloi Latorne acheta d’abord un cheval, car son métier et son renom exigeaient de longues courses et de lointains déplacements. Puis, le cheval ne suffisant plus, il en acheta un second, puis une carriole, et, finalement, un tilbury, ainsi que les vrais médecins de la ville, lesquels commencèrent de s’indigner pour de bon. On le voyait, dans la campagne, la tête coiffée d’une casquette plate, le dos chaudement couvert d’une peau de loup, conduire son tape-cul avec bonhomie, s’arrêter dans les fermes, dans les villages, où il était rare qu’il n’y eût pas une jambe à remettre, un éparvin à soigner. Et c’étaient, tout le long de la route, des salutations et des bonjours empressés.

– Quen ?... C’est-y vous, m’sieu Latorne ?... Bonjou, m’sieu Latorne !

– Boujou, mon gas, boujou ! Eh bé ? et ta vache ?

– Vous êtes ben honnête, m’sieu Latorne... a va, a va tout à fait ben.

– Et le bras au pè Poivret ?

– Il n’y paraît quasiment pas... À c’matin, y gaulait ses poumes avec !... Et ferme, cor !

Les affaires marchaient au mieux, la clientèle s’augmentait ; on venait le consulter de très loin pour toutes sortes de maladies. Mais il était scrupuleux et modeste ; quand on l’envoyait quérir pour une fluxion de poitrine, une fièvre typhoïde, il refusait disant :

– Mon gâs, les jambes, les bras, les factures et les lusquations, tant qu’on voudra... mais pour ce qui est de l’intérieur du dedans, j’connaissons point ces mécaniques-là... Vas qu’ri les empiriques de la ville.

Il appelait ainsi les médecins, avec un dédain bon enfant et sans aigreur.

Un jour, Jacques-Éloi Latorne guérit un riche fermier que les médecins après l’avoir inutilement torturé pendant une semaine – avaient condamné. Il s’agissait d’une fracture grave de la jambe. Le rebouteux, après une inspection rapide, n’hésita pas. Il enveloppa de linges et de flanelles la jambe malade, horriblement gonflée, assujettit solidement, autour de ce bandage, une corde de puits, attela sur la corde six vigoureux gaillards, qui, au commandement de : « Hé ! hisse ! hé ! hisse ! », tirèrent sur la corde de toutes leurs forces, au risque d’écarteler le patient, ou tout au moins de lui rompre la jambe définitivement. Chose invraisemblable, il arriva que la jambe ne se rompit pas, et que les os reprirent leur position naturelle.

Cette cure eut un retentissement prodigieux dans tout le département ; les journaux la célébrèrent, et le nom de Latorne connut la gloire. Hélas ! cette gloire devait lui être fatale. Furieux, les médecins se liguèrent contre l’imprudent qui se permettait de ramasser leurs blessés ; ils le dénoncèrent au parquet, et le pauvre Latorne, surpris en flagrant délit de guérison illégale, fut condamné à deux cents francs d’amende.

– Ils sont jaloux, les empiriques, se dit-il, en manière de consolation.

Et il retourna à ses bras, à ses jambes, à ses bêtes, ayant une plus haute idée de ses talents.

Dès lors, ce fut une guerre acharnée contre le rebouteux, qui, se voyant traqué de toutes parts, accablé par les condamnations, menacé de la prison, aima mieux renoncer à son métier. Bravement il abandonna sa casquette plate, sa peau de loup, son tilbury, ses chevaux, et se mit à cultiver un petit lopin de terre, acquis sur économies.

Mais Jacques-Éloi Latorne était triste. Il dépérissait à vue d’œil. Au bout d’un an, il avait maigri de quarante livres.

 

* * *

 

Un matin qu’il binait son champ, l’ancien rebouteux vit venir à lui un monsieur très élégant, lequel, se découvrant avec politesse, demanda :

– Monsieur Latorne, s’il vous plaît ?

Du coin de l’œil, avec méfiance, Latorne regarda le monsieur, écrasa sous son sabot une motte de terre, piqua sa bêche dans le sillon.

– Monsieur Latorne que vous demandez ? interrogea-t-il... C’est ben monsieur Latorne ?

– Oui, lui-même.

– Qué qu’vous lui v’lez ?

– Je voudrais lui parler pour un cas urgent...

– Eh ben, c’est mé qu’est Latorne, na !

Le monsieur vivement débite :

– Ah ! monsieur Latorne... Je vous en prie, venez vite avec moi, à la préfecture. J’ai une voiture, là tout près, sur la route... Voici... c’est affreux... Le préfet s’est cassé la jambe, il y a quinze jours. Et les médecins n’ont pas pu la lui remettre... Aujourd’hui, ce matin même, ils ont eu une consultation très longue... Ils étaient six... Et ils ont décidé qu’il n’y avait qu’un moyen de sauver le préfet, c’était de lui couper la jambe !... Monsieur Latorne, couper la jambe du préfet. C’est abominable, cela ne se peut pas... Une femme, des enfants dans les larmes. Et le ministre qui est le beau-frère du préfet !... Alors, nous avons pensé à vous... Vous avez une grande réputation... Vous avez fait des cures inouïes... Il faut que vous veniez, que vous voyiez !... Peut-être trouverez-vous un moyen... Oh ! monsieur Latorne, nous avons confiance en vous... Venez vite, je vous en prie... Le préfet, pensez donc ! Et quelle gloire pour vous ! Cinq cents francs, est-ce assez ? Non. Eh bien, mille francs.

Le monsieur se tut. Le paysan le considérait d’un œil bridé par la malice, en ricanant.

– Eh bien ! Monsieur Latorne ?

– Causez, causez, mon beau monsieur, grinça le rebouteux, causez toujours... Je vous écoute !

– Mais enfin, monsieur Latorne, venez-vous ?

Latorne posa un doigt sur son œil gauche.

– T’nez, r’gardez mon œil, pour voir si j’viens, hé ! sacré farceur !

Le monsieur était ahuri.

– Comment ? Que signifie ? s’écria-t-il. Monsieur Latorne, voyons, monsieur Latorne ?

Lentement, le rebouteux balança la tête et se croisa les bras.

– J’vous connais ben, allez ?... Vous v’nez de l’part des empiriques, pour me faire de la misère, pour me faire couper l’cou, peut-être ben !... Ouais ! ouais ! Mais vous n’m’attraperez point, t’nez, avec toutes vos frimes... Non, non, vous n’m’attraperez point, ni les empiriques itout... J’vous connais !... C’est-y point vous qui m’avez déjà condamné, seulement ?

– Mais, monsieur Latorne, vous vous trompez, suppliait le monsieur... Je vous jure... le préfet... une famille en larmes... une jambe coupée !... La voiture est là... je vous en prie !

– Vous êtes ben fô... ben fô... c’est possible... Mais j’suis cor moins bête que vous... J’vous dis qu’vous n’m’attraperez point, conclut Latorne qui tourna le dos au monsieur, et se mit à bêcher la terre, flegmatiquement.

Le monsieur s’éloigna, comprenant qu’il serait impossible de convaincre l’entêté bonhomme. Celui-ci le regarda marcher dans les cultures et, quand il eut disparu derrière une haie qui dévalait vers la route, Latorne cria :

– Hé ! malin va !... Gros malin !

Puis il croisa les bras sur la bêche, en souriant.

Contes III
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